dimanche 13 novembre 2011

Jehad Nga : un gars bien. Photo-reporter et artiste, nouveau roi du clair-obscur





Jehad Nga, retenez bien son nom. C' est la vedette de la dernière édition de Paris Photo. Le photographe américain d'origine lybienne a fait un gros buzz la semaine dernière au Grand Palais. Le travail du jeune reporter présenté par la galerie M + A a ébloui les visiteurs du salon. Il n' y avait qu'à observer la curiosité des passants auprès d'Alexandra Wetzel, la représentante de la galerie de Los Angeles, pour constater l'attrait de ses remarquables photos en clair obscur. Une confirmation pour ceux qui suivent de près le photo-reportage, une révélation pour les autres qui en ont fait leur coup de coeur. 




Jehad Nga est né dans le Kansas en 1976 avant de grandir à Tripoli et à Londres. Il a commencé à s’intéresser à la photographie pendant ses études de littérature à UCLA en 2001. Après plusieurs voyages en Asie du Sud-Est et au Moyen-Orient, le jeune homme a travaillé plusieurs mois dans l'humanitaire. Un travail pénible aux urgences médicales où il est frappé par la souffrance de ceux qu'il recueille. Reporter pour l'agence Magnum Photos, il devient correspondant du New York Times. Il suit l'avancée des forces américaines en Irak, se rend au Libéria et découvre un monde plein de bruit et de fureur. Passé ensuite à l'agence Corbis, il s'intéresse au cruel destin des populations de la Corne de l'Afrique. Il se rend en Somalie, au Kenya et en Ethiopie, des pays dont il revient avec deux séries riches en émotion intitulées Turkama and Shadowed by the Sun. Des clichés à mi-chemin entre la photo-reportage et l'essai artistique. 

Le succès des portraits de Jehad Nga viennent autant de la qualité des cadrages et de leur éclairage que de leur message. Les Turkanas est une tribue du nord-ouest du Kenya, une région chaude et aride située à l'Ouest du Lac Turkana. Une tribu de pasteurs menacée par la sécheresse et la famine. Une sécheresse qui fait mourir leurs chèvres, leurs bovins et une famine qui trouve peu d'échos auprès du gouvernement. Aucune aide ne leur parvient. Pour qu'il ne disparaissent pas en silence, le reporter a tenté d'attirer l'attention sur le sort de ces oubliés.



Au lieu de photographier les nomades dans la nature au milieu de leurs animaux, Jehad Nga a préféré les prendre sans artifice, sans arrière plan. Pour faire ressortir leur humanité, pour que leurs regards, leurs attitudes nous interpellent, l'artiste les a fait poser les uns après les autres dans une case sombre avec juste un éclairage pour fixer leurs traits. 




Résultat : des clair-obscurs qui mettent en avant les étoffes, les drapés de leurs tenues et des êtres dans la pénombre qui rappellent Le Caravage. Des taches de couleurs vives, jaunes, rouges, qui tranchent avec le noir profond. Des visages plein de vie qui contrastent avec le vide du décor. Comme pour témoigner de l' espérance qui subsiste malgré le drame et d'une dernière étincelle de vie. Une fragile, très fragile étincelle.  Par pudeur ou face à l' impuissance à rendre de manière classique la douleur des gens qu'il croisait, il a contourné le problème en trouvant son propre style à la manière des maîtres Polidoro da Caravaggio ou Rembrandt. Il a ressuscité le Chiaroscuro de la Renaissance avec une très grande maîtrise des contrastes : pas de dégradés mais  une opposition violente entre des noirs soutenus et des parties très colorées . 



L'urgence est là. Cette région de la Corne de l'Afrique en danger, Jehad Nga a choisi de montrer aussi clairement que possible les gens et les visages qui risquaient de disparaître à cause de cette catastrophe naturelle et surtout la confiscation des eaux de source par les programmes immobiliers du gouvernement. En choisissant de ne laisser apparaître aucune trace de leur environnement, le reporter a fait un acte esthétique. Ici, rien ne vient détourner le regard. Tout est fait pour que les lecteurs, les visiteurs des galeries soient attirés par ces clichés et que ces témoignages  soient largement diffusés. Plutôt que montrer le drame dans sa triste réalité, il a imaginé des cadrages originaux et forts. 


Comme Yann Arthus-Bertrand qui montre de beaux paysages pour alerter l'opinion sur la déforestation ou le réchauffement climatique, ou Sebastiao Salgado  qui a exposé de magnifiques tirages des pires scènes d'exploitation humaine, le photographe américain a opté pour une mise en scène dramatique. Et belle. Ce sont de véritables tableaux bien construits avec une lumière d'une grande finesse. Des portraits dignes de grands peintres italiens tantôt de profil tantôt de trois quarts. Il a composé ses photos en jouant sur les décadrages, sur les regards vers l'extérieur ou au contraire les face-à face. Il a joué sur la surprise des portraits de dos, les détails ( les bracelets, les colliers) et les accessoires ( un vélo ou un vêtement). Pareil à un peintre, il a fixé des scènettes, une main sur l'épaule, des doigts qui s'entremêlent. 


Ces images tranchent sur les images de la misère habituelle. Peut-on faire du beau avec la misère d'un peuple, de l'art avec le malheur de personnes qui voient leurs proches mourir et leurs tribus menacée? Pour Jehad Nga, la réponse est oui. L'objectif prime sur le débat. 


Le reporter au travers des commandes des journaux ou des travaux qu'il réalise pour des ONG rend compte de manière classique du drame, là il a tenté autre chose, une approche complémentaire pour alerter l'opinion. Il s'est inspiré de l'oeuvre de Bill Henson, l'un des principaux artistes contemporains d'Australie qui a pour habitude de faire des photos qui ressemblent à des tableaux. Sans le copier, il a gardé le côté théâtral de l'Australien qui met en scène des personnages sur fond noir, des silhouettes dramatiques dont il soigne les contours en jouant sur les éclairages.  Ombres et lumières. Bill Henson donne à voir des visages qui ressemblent à des piétas de la Renaissance, des modèles dénudés qui expriment la détresse. En faisant abstraction du contexte naturel, géographique, politique, des relations complexes qui sont en toile de fond de ce désastre humanitaire, l'Américain a fait ressortir des hommes et des femmes, une humanité en danger. 


Le succès de ces portraits provient de la couleur, des contrastes très forts. Ces deux séries Turkana sur le Kenya et Shadowed by the Sun sur la Somalie ont positionné le reporter de 35 ans comme un des photographes à suivre. Il est désormais considéré comme un grand nom. En 2005 après plusieurs parutions dans le Los Angeles Times, Time Magazine ou Forbes, il avait été classé dans les 30 top de moins de 30 ans, pour sa couverture des conflits en Ouganda, au Darfour ou au Tchad. Avec ces portfolios, il est en passe de devenir un des rares reporters dont les photos ne sont pas diffusés uniquement dans la presse mais se vendent dans les grandes galeries comme "Bonni Benrubi" à New York ou la "M+ A Gallery" à Beverly Hills, les manifestations branchées comme Paris Photo.



Les prix qu'il a obtenu ont fait du coup monter ses prix et ses oeuvres sont même achetées par des musées comme le Boston Museum of Fine Art.  Rançon du succès, il est pris à son propre piège. Le style de ces portfolios a tellement marqué les imaginations qu'il a du mal à faire accepter de nouveaux clichés et les acheteurs s'intéressent plus à lui et à ses créations qu'aux messages et aux témoignages qu'il cherche à mettre en avant. Un temps bloqué par son image, il a cependant retrouvé sa voix, sa voie ces derniers mois en couvrant le conflit en Libye, la terre de ses ancêtres et en se dirigeant vers de nouvelles sources d'inspiration et d'expression.  





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