vendredi 26 juillet 2013

Freeride, libre et vivant : petit essai de philosophie du ski. Ma théorie de "l'Aloha spirit".

Flexion, réflexion. Peu de philosophes se sont penché sur la glisse en général et le ski en particulier. Le freeride est une manière d'être au monde et de vivre. Tentative d'explication. A grands recours de photos et de vidéo. Avec le souci d'être simple, concret... Mais en n'oubliant pas de faire appel aux grands penseurs, de Sartre à Bruce Lee en passant par Henri Authier, le père du ski de bosses.



Alaska. Mars 2013. Je m'apprête à faire une nouvelle descente sur les cimes magiques de Haines, un petit village de pêcheurs qui est considéré comme le paradis des skieurs. Mon hélicoptère quitte la zone d'envol et prend la direction des sommets enneigés quand tout à coup, l'appareil change de direction et pique du nez. A l'air décomposé de mon guide et l' agitation du pilote qui se parlent via leurs casques, je sens qu'il se passe quelque chose d'anormal. Je penche la tête vers le hublot et je découvre au loin des taches de couleurs au pied d'une paroi vertigineuse. J'aperçois une silhouette bleue qui gesticule recouverte de sang, un peu plus loin au milieu des blocs de glace, je devine un snowboarder, hagard bougeant les bras, la tête tuméfié, le bassin complètement désaxé. Une vision apocalyptique. Il y a des skis, des batôns, des pierres un peu partout. Je lève les yeux et je commence à comprendre. Une corniche vient de s'écrouler, emportant le groupe qui nous précède. Les riders qui étaient en train de mettre leurs planches au bord du vide ont dévissé rebondissant de rocher en rocher  sur plusieurs centaines de mètres. Il s'agit de faire vite. L'hélicoptère se rapproche de la face qui est partie pour voir où sont les victimes. Et là, je vois un corps allongé. Enfin. Je distingue entre les paquets de neige compacte une paire de chaussures, un pantalon gris, une veste orange. Pas de doute : c'est Christian. Le pilote le survole une dizaine de secondes. Les pales tournent à quelques mètres de lui.  Mais rien n'y fait. Malgré le bruit du rotor, les bourrasques projetées, il ne bouge pas. Il ne bougera plus. L'horreur. Il git sans vie, les cervicales cassées. Mort presque sous mes yeux en pratiquant sa passion.

Christian Cabanilla photographié par son ami Cédric Bernardini
Guide depuis une dizaine de métier, il s'était pourtant fait déposer sur une zone de dépose légèrement en surplomb, un endroit qu'il connaissait bien, très prisé des amateurs de pentes raides. Le choc, vingt minutes avant, tout sourire, nous envoyions  de grosses gerbes de poudreuse devant l'objectif d'un ami photographe  et il s'était assuré au cours d'une pause qu'il n'y avait pas de risque d'avalanche en faisant un relévé nivologique avec deux de ses collègues.

Christian Cabanilla snowboardeur accompli et guide par Cédric Bernardini
Trois semaines plus tard, rentré à Paris, je reçois un coup de fil m'annonçant qu'un ami était tombé dans une crevasse à La Grave au milieu des "Pans de rideau", une des voies les plus engagées des Hautes-Alpes. Et que quelques instants plus tard, sous le coup de l'émotion et de la surprise, une professionnelle, pisteur dans les Pyrénées, qu'il avait amené avec lui, avait perdu l'équilibre s'écrasant plusieurs centaines de mètres plus bas. Une chute terrible puisqu'elle avait ricoché tel un pantin désarticulé au milieu des séracs, volant au dessus des barres rocheuses la tête la première. Heureusement cette fois, plus de peur que de mal, les deux s'en sortant avec de très légères blessures.

Les pièges des glaciers en dessous de La Grave
Photo Jean Marc Paillous
Face à telles expériences, on touche du doigt les limites de la passion et on se dit "Quel sens cela a tout cela ?" Après le temps des banalités d'usage, "il est mort en faisant sa passion, dans les montagnes qu'il aimait", seul dans chambre, à l'autre bout du monde, sous le choc, on s'interroge :  "A quoi cela rime ? Est-ce que cela en vaut la peine ?" Pourquoi continuer à partir tous les week-ends à la montagne malgré les blessures, les avalanches, les disparitions? Pourquoi pratiquer le freeride autrement dit le "hors piste" pour reprendre une expression en vogue dans les  années 70 alors que par nature, ce sport comporte une part d'imprévus ? Pourquoi persévérer  à envoyer de grandes courbes, sauter sur des barres alors qu'on a 39 de fièvre et à l'arrivée  se  transformer en Schroumpf couvert de bleus et d'hématomes?  Oui, pour quelles raisons finalement je skie ? Oui pourquoi ?

Un petit bleu souvenir d'Engelberg en Suisse
"Par plaisir" " ou "parce qu'il n'y a pas mieux que de grands paysages pour se changer les idées" direz-vous.  Les motivations sont peut-être plus subtiles.J'aurais tendance à penser qu'à travers la glisse, on éprouve la sensation d'être libre. Mieux encore, d'être pleinement vivant, et assurément humain.

Didi Haase sur le glacier de la Girose au pied de la Meije.
Photo Jean-Marc Paillous

Qui dit "free ride" dit liberté ? Evoluer en montagne pour se griser d'émotions fortes est "un luxe" dans le sens où c'est un acte gratuit, complètement inutile. Cette activité ne relève pas d'une obligation : on ne s'y livre pas pour nourrir une famille ni la protéger. Ces moments privilégiés de joie ne participent ni à l'harmonie entre les peuples, ni à l'intérêt général.
Il ne viendrait pas à individu sensé, doué de raison, de monter sur le versant le plus escarpé d'une montagne pour revenir le plus rapidement possible à son point de départ. D'habitude, un montagnard qui voudrait transporter des rondins de bois l'hiver va naturellement chercher à s'économiser et emprunter le passage le plus rapide. S'il s'écarte du chemin le plus facile, c'est souvent pour cueillir des fruits, ramasser des champignons  ou traquer un animal. Avec le ski dit alpin, rien de tel, son but est purement ludique. On ne pratique un sport de glisse pour obtenir quelque chose, c 'est une fin en soi... Le mot sport puise son étymologie dans le vieux français "desport", se divertir : c'est ce coté éminemment superflu qui le rend si important dans notre existence.
Il ne répond pas à une nécessité. Même chez les pros. Pour avoir côtoyé des champions de haut niveau, ils ne courent pas les compétitions pour le cachet mais par challenge. Chez eux, le goût du jeu, du défi , des moments partagés entre amis prime sur l'argent qu'ils pourraient remporter.

Julien Lopez, coureur sur le circuit pro depuis des années, ici, en Argentine 
C'est en ce sens que c'est une activité purement humaine. Contrairement à la plupart des animaux qui suivent leurs instincts et ce que la nature les pousse à faire pour survivre. Bien des skieurs y compris dans un snow park confessent être heureux à la neige parce qu'ils sont "libres de faire ce qu'ils veulent, d'improviser un mouvement, de faire ce qui leur passe par la tête". "Libres de faire n'importe quoi". Comme faire un saut périlleux avec le pantalon au niveau des genoux. Libres de faire quelque chose d'absurde. Dénué de sens.

Chute de ski après un saut  à Chamonix. Le freeride, à ses risques et périls.
Photo Jean Marc Paillous
Opter pour telle ou telle manoeuvre sur un jump ne relève que de son propre choix, de son libre arbitre. De sa propre responsabilité. Comme celle de prendre ou non le risque de s'écraser le nez dans la neige. Et de faire rire l'assistance.
Il n'y a pas d'arrière-pensées chez les riders. Alors que de nombreux sportifs pratiquent une discipline sportive pour soigner leur apparence physique ou pousser leurs limites pour entretenir leur endurance, les amateurs de glisse affirment qu'ils cherchent avant tout à "s'amuser", à ressentir "des sensations fortes", à se sentir vivants. De fait, ils mobilisent chaque parcelle de leurs corps. Tous leurs sens sont éveillés.
 Les yeux qui se portent le plus loin possible pour bien anticiper les virages et les dangers à venir. Les pupilles qui se transforment lorsque le soleil vient dorer les reliefs et que les versants recouverts de la poudreuse du matin brillent de mille feux comme d'immenses champs de paillettes.

Une neige brillante comme les reflets de soleil sur le mica, un champ d'étincelles.
L'odorat est aussi mis à contribution comme lorsque l'on hume à la fin d'un itinéraire les arômes de foin coupé ou la fumée d'une buche qui se consume dans une cheminée annonçant un village ou des granges.
Le toucher lorsque l'on étudie machinalement la neige avant de partir dans une voie exposée aux avalanches et qu'on touche des flocons avec la pulpe de ses doigts pour observer leurs textures, leurs formes ou deviner leur température.
L'ouïe enfin pour écouter le feulement de la poudreuse qui s'envole, le raclement des carres sur la glace bleue, le craquement d'une plaque à vent, autant d'informations précieuses pour adapter ses trajectoires et sa vitesse.
Dans l'ensemble, la plupart des muscles sont sollicités, même les zygomatiques car mieux vaut sourire, être relâché, respirer calmement pour réussir de bons runs et coller au relief. "Il y a trois choses qu'il faut absolument retenir pour être à l'aise pour rider" à coutume de dire Didi Hasse à ses stagiaires après les avoir conseillé sur leurs attitudes :  "le smile, le smile et le smile".

Didi Haase à La Grave dans les Trifides.
Ce n'est pas pour rien que certains disent se sentir bien en altitude car ils vivent au diapason de leur corps, de leur respiration. Des sensations que nous oublions de plus en plus pour être accrochés à un bureau, connectés du matin au soir. Une explication simple à ce phénomène : l'hypophyse génère au bout de 30 minutes des endorphines, une hormone proche de la morphine qui donne une sensation de bien être, de détente, un rayonnement qui irradie aussi après l'acte sexuel. Les coureurs de fond connaissent bien ce sentiment d'apaisement, de plaisir qui naît après quelques foulées. De la même manière qu'un bébé se calme en quelques minutes lorsqu'il est bercé dans les bras de sa mère, balancé d'avant en arrière, le sportif se décontracte sous l'effet de cette substance que l'on sécrète naturellement. Tout au long d'une journée de ride, les athlètes sont sous l'effet de cette drogue, d'autant plus que leur activité intense est riche en adrénaline. Bien dans leur tête, bien dans leur corps. Ce qui explique qu'il cherche à prolonger le plus possible ces instants de bonheur.

Nicolas Baranger amorçant un saut aux Grands-Montets. 
"Il n'y a pas mieux pour renouer avec l'essentiel, s'évader ou oublier ses soucis". Parmi les autres arguments avancés par les amoureux de la glisse la formule être en harmonie avec la nature revient régulièrement. Vivre au rythme des saisons. Mais plus encore ne faire qu'un avec le relief. Henri Authier, le père du ski du "hot-dog" répétait à tous ceux qui suivaient ses cours que pour bien passer entre les bosses, il fallait se muer en une gouttelette qui descendrait de la montagne et qui épouserait les mouvements de terrain. Une goutte qui se faufilerait tout en douceur entre les bosses. Une métaphore  pour signifier que pour rester zen dans les bosses, il convient de ne pas forcer mais de jouer sur la fluidité : profiter de la montée d'une bosse pour faire un contre virage et se ralentir ou de sa pente pour se relancer. Ne pas lutter, laisser filer, jouer avec les obstacles pour contrôler sa vitesse. Ne pas vouloir se battre et se crisper. Au contraire rester le plus sobre possible avec le haut du corps et absorber les à-coups  avec les jambes. Une image que n'aurait pas renier "le grand penseur chinois", Bruce Lee, qui disait à Pierre Berton en 1971: "Vide ton esprit. Sois sans forme, informe, comme l’eau. Vous mettez l’eau dans une tasse, elle devient la tasse. Vous mettez l’eau dans une bouteille, elle devient la bouteille. Vous mettez l’eau dans une théière, elle devient une théière. L’eau peut couler ou elle peut tout fracasser sur son passage. Sois de l’eau mon ami."


Le ski,  relâchement, lâcher prise. Une bonne énergie.
Un peu comme dans la philosophie zen, le ski est une école du lâcher prise, un moment où on oublie les contingences du quotidien, un instant de grâce qui permet de se recentrer et de se retrouver. Laisser de coté les grincheux et les petits tracas de la vie pour revenir à l'essentiel, à ce que l'on apprécie, à ce qui au fond nous fait vibrer, la glisse. J'appelle cela "l'aloha spirit" en souvenir des discours d'accueil plein de bienveillance des surfeurs hawaïens.
Se laisser aller. Lâcher prise. Oublier les "quand dira-t-on". S'accepter. Accepter sa morphologie, son poids. Faire d'une légère surcharge pondérale un atout par exemple. "En descente, plus on est lourd, plus on va vite".
Ne pas penser aux erreurs avant d'entreprendre. Se focaliser sur les risques de chutes quand on est dans une pente dangereuse est le meilleur moyen de crisper, d'être dans la retenue, de ne plus skier naturellement et du coup de tomber. S'imaginer les conséquences d'une catastrophe, les reproches de son épouse ou les conséquences sur la vie de ses enfants concourt uniquement à se bloquer et y aller tout droit. Le mieux est de se concentrer sur les gestes à réaliser, sur ce que l'on sait faire, sur ses qualités propres et s'exprimer  en extériorisant tout ce que l'on a en soi.
(Des préceptes qui transposés à la vie quotidienne peuvent aussi faire le plus grand bien et apporter santé, sérénité et succès.)

Thierry Schoen tranquille au Kamchatka photo Jean-Marc Paillous
Si le freeride, la glisse en général ont un petit plus de grisant, c'est qu'ils donnent le sentiment de devenir maître de l'espace et du temps.
La maîtrise de l'espace tout d'abord. Les sens sont en éveil en particulier la vue. Comme en roller dans la rue, en snowboard ou en ski, pour aller loin, il faut regarder au loin. Se désintéresser de ce que l'on a sous le nez et imaginer les quatre ou cinq prochains virages en fonction de ce que l'on percoit du paysage. C'est à dire, deviner les endroits où peuvent se cacher les pièges, noter les différences de neige ou de lumière. Bref, se fixer un cap en notant les sources d'erreur possible pour mieux les contourner. Et gérer ensuite son énergie pour y arriver. Inutile alors d'avoir peur de l'obstacle qui ne va pas manquer de se présenter puisqu'on a déjà anticipé les solutions et adapté sa vitesse à sa trajectoire. Une gestion du temps qui découle de la ligne qu'on s'est fixé après avoir balayé le champ des possibles.
Garder la ligne en Sibérie, c'est possible.
Chacun règle sa vitesse en fonction de sa corpulence. La pleine possession son corps et donc de la technique ainsi qu'une bonne lecture du terrain débouchent sur une claire appréhension du temps passé entre un point A et un point B, le départ et l'arrivée d'un "run". Il y a dans ce contrôle un coté démiurge.  Pour reprendre une image existentialiste, je fais exister le paysage en fonction de ma vitesse de déplacement. Selon que j'aille vite ou non, je lui donne une réalité différente.(Décryptage. "La Provence vue à pied, en auto, en chemin de fer, à bicyclette, offre des visage différents selon que Béziers est à une heure, à une matinée, à deux jours de Narbonne, c'est à dire que Narbonne s'isole et se pose pour soi avec ses environs ou qu'elle constitue un groupe cohérent avec Béziers ou Sète. Dans ce dernier cas, le rapport à la mer est directement accessible à l'intuition, dans l'autre il est nié, il ne peut faire l'objet que d'un pur concept. )

La notion d'espace au Kamchatka. Photo Jean-Marc Paillous
En glissant, par le déplacement de nos corps, l'appréhension des vallons dans nos champs visuels, nous appréhendons le monde à notre façon.  En contrôlant notre vitesse, nous gérons les distances et le temps à notre guise.
Parfois au point de se sentir tout puissant. Aux Etats-Unis, au basket, au volley ou au tennis quand un sportif est en état de grâce on dit qu'il est "in the zone", tous ses gestes sont calibrés et réussis au millimètre près. Quand les conditions sont réunies : poudreuse abondante, visibilité, pente, que j'ai de  bons skis aux pieds, j'ai l'impression que rien ne peut m'arriver, je suis en apesanteur, je vais réussir tout ce que je vais tenter. Les danseurs de flamenco et les matadors de taureaux parlent du "duende", une évidence qui s'impose à eux lorsqu'après avoir répété infiniment leurs gestes, ils entrent en scène pour goûter enfin aux moments magiques dont ils ont longtemps rêvé.
Rider au Kamchatka. Ne faire plus qu'un avec les éléments, avec la neige. 
Outre un sentiment de maitrise du temps, de l'espace, la glisse a parfois été interprétée comme une maîtrise éphémère de la nature.
Cette formule un peu prétentieuse pourrait être perçue comme irrespectueuse de la montagne ou de la mer. Mais une chose est sûre : les sports de glisse en pleine nature favorise l'expression de la personnalité de ceux qui s'y adonnent. Les plus timides, les plus réservés peuvent s'y révéler. Un adage dit qu'une fois la technique acquise,  "on skie comme on est". Certains sont prudents, d'autres sont  têtes brulées.  Il y a les esthètes, les pragmatiques qui privilégient la sécurité et l'efficacité.
Pour certains skieurs, la recherche esthétique prime. Photo Jean-Mac Paillous
En freeride,  quand des experts s'affrontent en compétition, ils sont notés moins sur leur rapidité, la virtuosité de leurs sauts que sur la beauté, la fluidité, la sécurité de la ligne qu'ils ont trouvé sur une face. Certains tissent parfois des allégories faciles avec l'univers de la politique ou du management. Je préfère y voir des parallèles avec la musique. Tout le monde à la même partition, mais chaque artiste l'interprète à sa manière. Même si on peut déceler des écoles française, très propre, ou russe, très expressive, chacun à son style. Il n'y a pas deux skieurs identiques. Il y aura ceux très légers qui vont miser sur leur mobilité et leur réactivité pour survoler la neige et ceux plus puissants qui feront moins de virages et qui motivés seront plus radicaux. Il aura ceux qui seront tout en contrôle quand leurs amis seront dans la souplesse et la fluidité.
A chacun sa manière de s'exprimer.
Exemple en Argentine à Las Lenas.
Le ski est un terrain d'expression où les individus peuvent se livrer et devenir eux mêmes. Être ou ne pas être telle est la question... Dans une société en perte de repères où chacun cherche son identité, le ski répond pour partie à cette quête fondamentale. Au point de devenir un impératif pour les aficionados.  "Ski, just ski. Be, just be". Chose très peu connue, Jean-Paul Sartre a réfléchi sur la glisse, sur "le glissement" écrivait-il en 1943 dans l'Etre et le Néant. ( éditions tel chez Gallimard)
 "La neige qui s'enfonçait sous mon poids lorsque je marchais, qui fondait en eau quand je tentais de la prendre, se solidifie tout à coup sous l'action de la vitesse : elle me porte. Ce n'est pas que j'ai perdu de vue sa légèreté... Bien au contraire : c'est précisément cette légèreté, cette évanescence, cette secrète liquidité qui me portent, c'est à dire qui se condensent et se fondent pour me porter. C'est que j'ai avec elle un rapport d'appropriation spécial : le glissement.

Nicolas Baranger à Serrechevalier Photo Jean-Marc Paillous
Glisser, c'est l'opposé de s'enraciner. La racine est déjà à moitié assimilée à la terre qui la nourrit.... Le glissement au contraire réalise une unité matérielle en profondeur sans pénétrer plus loin que la surface : il est comme un maître redouté qui n' a pas besoin d'insister ni d'élever le ton pour être obéi. Admirable image de la puissance. De là, le fameux conseil : "Glissez, mortels, n'appuyez pas" , qui ne signifie pas "Demeurez superficiels, n'approfondissez pas" mais "Réalisez des synthèses en profondeur,  sans vous compromettre". Et précisément le glissement est appropriation car la synthèse du soutènement réalisée par la vitesse n'est valable que pour le glisseur et dans le temps même qu'il glisse. La solidité de la neige n'est valable que pour moi, n'est sensible qu'à moi ; c'est un secret qu'elle livre à moi seul et qui déjà n'est plus vrai, derrière moi".
Nicolas Baranger en télémark à Val D'isère Photo Jean-Marc Paillous
Pas sûr que Sartre ait trop fréquenté les stations de ski, il se référait surtout à ce que Simone de Beauvoir lui avait raconté de ses escapades avec Lieris à Megève mais cet univers, la communion personnelle avec les éléments que l'on expérimente en descendant une pente l' a visiblement inspiré.
"Le glissement", (comprendre la glisse), réalise donc une relation strictement individuelle avec la matière, une relation historique, elle se rassemble et se solidifie pour me porter et retombe pâmée, en son éparpillement, derrière moi... Ainsi ai-je réalisé pour moi l'unique par mon passage. Lidéal du glissement sera donc un glissement qui ne laisse pas de trace : le glissement sur l'eau....De là la déception légère qui nous prend toujours lorsque nous regardons derrière nous les empreintes que nos skis ont laissé  : comme cela serait mieux, si elle se reformait  sur notre passage. Ainsi le glissement apparaît assimilable à une création continuée  ; la vitesse, comparable à la conscience et symbolisant la conscience, fait naître, tant qu'elle dure, une qualité profonde qui ne demeure qu'autant que la vitesse existe."
Belles traces de ski dans la neige à Verbier. 
Pour résumer et faire simple pour ceux qui auraient tenu jusqu'à la fin de ces deux paragraphes : en skiant, je crée, je donne vie et sens à la neige qui si je la prends dans les doigts va fondre instantanément. Une création, un sentiment égoïste et éphémère. Un ressenti unique et immortel qui donne sens à ma vie. A chaque fois que je skie, cette magie opère, la neige profonde et fragile me soutient... Je me suis approprié le temps d'une descente cet élément liquide et insaisissable. J'existe par cette transformation... Une expérience qui est proche pour le philosophe de la création artistique. Et cela vaut pour le ski, le snowboard, le ski nautique, le kite ou le surf.
Alaska : des sentiments grisants, égoistes.  
"Un aspect capital des sports de plein air, c'est la conquête de ces masses énormes d'eau, de terre et d'air qui semblent à priori, indomptables et inutilisables ; et en chaque cas, il s'agit de posséder non pas l'élément pour lui-même mais le type d'existence en-soi qui s'exprime par le moyen de cet élément là."
Le freeride répond à notre besoin absolu d'exister. Face à la question de la mort, c'est un moyen de se sentir vivant. Fragile et pleinement humain.
Il y a quelque chose d'extrêmement intime dans cette approche. Skier dans de la poudreuse, c'est un peu comme caresser un être aimé alangui. Le penseur germanopratin en son temps, n'était pas loin de faire une analogie, entre la peau blanche et lisse sur laquelle la main glisse et ce type de sport de plein air. "La possession charnelle nous offre l'image irritante et séduisante d'un corps perpétuellement possédé et perpétuellement neuf, sur lequel la possession ne laisse aucune trace... Ce qui est lisse, peut se prendre et se tâter, et n'en demeure pas moins impénétrable, n'en fuit pas moins sous la caresse appropriative, comme l'eau.... En même temps, le rêve de l'amant est bien de s'identifier à l'objet aimé tout en lui gardant son individualité : que l'autre soit moi sans cesser d'être un autre."

Pub historique de Rossignol sur la sensualité et le ski. 
Sourires à la Pointe Perse à Val D'Isère. Photo N.Baranger


Le caractère sensuel du ski est évident. Ne faire plus qu'un avec la neige qui recouvre la montagne et respirer en harmonie avec la nature. C'est presque comme faire l'amour, on cale ses caresses sur les courbes de sa fiancée. On avance tantôt lentement, tantôt rapidement, on joue, on va, on vient, entre de petits riens, la respiration s'accélère. Le plaisir et la communion sont intenses. Chaque seconde devient inoubliable.


Pourquoi risquer de périr et  retourner dans des endroits périlleux malgré les mises en garde ? Difficile de répondre.
Certains après la lecture de cet article, répondront en pensant au coté sensuel de la glisse, au coté addictif des endorphines qui agissent comme une drogue que la montagne est comme une maitresse. On a beau savoir la liaison dangereuse : elle est capiteuse et  inévitablement on y retourne. "Addicts". Quitte à se brûler les doigts et à se perdre.



Mon approche est plus fine. Je résumerais mon propos en disant que pour ceux qui y sont accros, le ski est plus qu'un hobby. Ce sport offre une grille de lecture pour appréhender le monde, une manière d'être au monde, de vivre. C'est pourquoi, même quand l'hiver est passé, ils gardent cette passion ancrée en eux et cultivent le lâcher prise, la décontraction, forts des expériences intenses qu'ils ont vécues et convaincus de pouvoir en vivre d'autres dans un univers qu'ils aiment. Un moment inévitable, une perspective rassurante. Entre temps, le reste a peu d'importance, il n' y pas de quoi dépenser son énergie en perdre son temps en s'énervant.
Beaucoup pensent que mieux vaut mourir plutôt de vivre une vie sans relief. Je n'en suis pas loin. Ma devise n'est-elle pas "l'épique ou rien"?

Skier en Sibérie : des sommets des volcans au sable du Pacifique.