"Et tes soeurs?". C'est au détour d'une plaisanterie qu'est née l'une des plus célèbres séries photo de l'histoire: les Brown Sisters. Nicholas Nixon discutait un jour avec sa femme Beth lorsqu'il a eu l'idée de lui demander de poser pour une fois, non toute seule comme elle le lui suggérait avec insistance, mais avec ses trois soeurs.
Une scène banale à priori banale dans la vie d'une famille. Sauf que par jeu, ce moment de partage a été reconduit d'une année sur l'autre et que mis bout à bout ces portraits pris pendant 35 ans témoignent de l'histoire intime de quatre femmes, de leurs parcours personnels et de leur évolution au sein d'une fratrie. Mais plus que cela cette sélection improvisée présente un tableau de l'Amérique à la fin du XXème siècle.

Tout a commencé en 1974, Nicholas Nixon a alors 27 ans. Jeune photographe, juste sorti de l'université de Mexico, il n'est pas encore très sûr au niveau des prises de vues. Il a fait des études littéraires et débute derrière l'appareil. Il tente de faire un premier cliché avec son épouse, Beverly, dit Bebe,et ses trois sœurs Heather, Mimi et Laurie. Peu satisfait du résultat, il jette le négatif et se promet de recommencer l'année suivante.
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1975 |
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1976 |
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1977 |
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1978 |
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1979 |
Premier cliché donc en 1975. Puis en 1976, il lui vient l'idée de faire, tous les ans, un portrait des quatre sœurs les unes à à côté les autres.
Pendant 33 ans, il a demandé à la fratrie de prendre la pose. Parfois à l'intérieur, souvent en extérieur. Mais toujours dans le même ordre... Heather, qui a vu le jour en 1952, Mimi, la plus jeune, née en 1960 puis Bebe, l'aînée née en 1950 et Laurie de 1954.
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1980 |
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1981
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1982 |
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1983 |
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1984 |
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1985 |
A chaque fois, c'est la même mise en scène... Face à l'objectif, charge à chacune d'entre elles de se positionner un peu en retrait, ou un peu les unes les autres. Dans les années 70, elles étaient côte à côte. Au fil des ans, elles se sont rapprochées, allant jusqu'à se toucher, se serrer dans les bras. Comme si certaines épreuves (peut-être la perte de leurs parents ou un divorce) avaient resserré leurs liens. Ou comme si au moment de leur jeunesse, elles avaient une envie d'exister de manière indépendante, droites, fières, et que, peu à peu, elles avaient eu le besoin de montrer à la face du monde l'intensité de leur amour. Si en 1975, l'une d'entre elles avaient les bras croisés, à la fin, elle prend dans ses bras l'une de ses soeurs. Plus cela va, plus on sent qu'elles veulent affronter la vie ensemble et non chacune de leur côté. Le cadrage va dans ce sens. Pour les premiers clichés, les quatre jeunes filles sont saisies en plan américain, au dessus du genou et imperceptiblement le cadre va se réduire avec en plan taille puis en plan serré. Pour mieux mettre en avant l'émotion, le poids des ans mais aussi pour signifier qu'elles formaient un même clan et qu'elle avaient pris conscience de l'importance de cette relation privilégiée. Des liens forts qu'elles avaient construit. Il y a un recentrage sur ce noyau. Au commencement de la série, on perçoit la nature, le ciel, parfois même on devine un beau ciel nuageux, à la fin, on est sur ces quatre êtres avec leurs fragilités, leurs fatigues ou leurs doutes : bref, leur humanité.
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1986 |
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1987 |
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1988 |
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1989 |
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1990 |
On ne se lasse pas de regarder ces clichés. Petit à petit, on devine que le positionnement au sein de la fratrie n' a pas toujours été linéaire. Certaines se mettent en avant, d'autres derrière puis ce positionnement, conscient ou inconscient change. Quelques unes s'affirment et semblent plus épanouies, d'autres s'effacent et se mettent en retrait. Une d'elle va même jusqu'à se cacher, disparaissant presque derrière sa voisine. Est ce à cause de la maladie, de la timidité? Toute la complexité des relations entre soeurs est là. Tantôt distendues, tantôt riches. Avec l'une qui prend l'ascendant sur les autres et le montre puis s'en rend compte et cherche à mettre l'autre en valeur. Cela se retrouve dans le regard. La plupart du temps, et c'est la règle, les quatre femmes fixent l'objectif mais part moment, on voit l'une d'entre elles couver des yeux ses frangines. Autant au début de l'expérience leurs visages sont tournés vers l'extérieur autant sur la fin leurs yeux fixent le centre de l'image et ce photographe qui fait désormais partie de la famille. Un artiste à qui elles font de plus en plus confiance. Une main sur le ventre, une autre sur l'épaule, ces photos en disent beaucoup. Une année, une des quatre est enlacée, plus tard, c'est que l'on voit réconforter ses soeurs.
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1991 |
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1996 |
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1997 |
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1998 |
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1999 |
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2000 |
Paul Valery disait "ce qu'il y a de plus profond chez l'homme, c'est la peau". Ici, le noir et blanc, grâce à un bon travail à la chambre, fait ressortir les contrastes, les creux et les rides. Les épidermes portent les stigmates du temps. Les Américaines sont à fleur de peau. Leur sensibilité se lit sur leurs visages. Idem pour les corps qui s'alourdissent,avec des traits qui plus lourds. Mais le plus troublant, ce sont les regards. Jeunes, les regards sont déterminés. Avec l'âge, les yeux deviennent tristes, on sent une lassitude. Les sourires laissent la place à des pincements de lèvres plus durs, les joues rebondies se creusent. Fatigue, tristesse : plus cela va, moins elles se dérident. Au contraire, on devine une résignation, une relâchement. Les tenues choisies avec moins d'attention. Le blanc a été remplacé par le gris et le noir. Moins coquettes, les quatre américaines vont vers le dépouillement. Adieu les tuniques, les débardeurs, bonjour les chemises en lin. Des lunettes font leur apparition.
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2001 |
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2002 |
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2003 |
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2004 |
Troublant, le travail du temps ne se traduit pas de la même manière : quand certaines s'assèchent, d'autres s'empâtent. Les épreuves ont laissé des traces. Quelques unes ont, à les voir, connues plus de peines que de joies. Et si certaines à leurs attitudes laissaient entrevoir plus de volonté les premières années, paradoxalement, sans que l'on sache pourquoi, ce sont elles qui, sur le long terme, semblent avoir plus enduré que les autres.
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2005 |
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2009 |
Un travail sur la longueur qui classe le portraitiste américain parmi les grands photographes documentaristes dans la ligne de Walker Evans. Walker Evans qui dans les années 1930 / 1940 avait souvent recours aux photos en noir et blanc de groupe d'homme ou de femme posant face camera. Il a d'ailleurs gardé de ces anciens l'amour des appareils grands formats. Lourd, volumineux, nécessitant un temps d' installation et de pose plus longs.
Nicholas Nixon travaille à l'ancienne. Un respect des traditions payant qui donne un rendu, un piqué formidable. Que cela soit sur les femmes, les malades du sida, les personnes âgées, les noirs du Massachusetts, il fait un travail en immersion basé sur la confiance.
Cette série publiée dans un livre "The Brown sisters"en 2002 et présentée sous forme d'exposition dans des grands musées comme le Museum of Modern Art, le Fogg Art Museum de l'Université d'Havard, le Cincinnati Art Museum ou la National Gallery. En 2010, le Museum of Fine Arts de Boston a organisé une exposition "Nicholas Nixon : Family album" qui reprenait ces portraits ainsi que des clichés de sa femme et de ses enfants. Aujourd'hui la série "The brown Sisters, 1975/ 2011" est à Paris, à la Maison rouge. Et les internautes s'en font écho de cette contribution inestimable et tendre.
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2002, le "Museum of Modern Art" de New-York rend homage à Nicholas Nixon |
Quoi de plus banal qu'une photo de famille un soir d'été. Et pourtant, quand on regarde le succès de ces clichés et qu'on les scrute en détail, elles ont tellement à dire sur la manière dont on s'habille, la façon dont on se tient et notre rapport à l'image, c'est vertigineux. Preuve que l'art ne vient pas de l'objet photographié, ou de la manière de prendre la photo mais de l'intention... Ses photos ont du sens...
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