samedi 28 décembre 2013

Fini d'être morose, en 2014 on ose !


"Pax Vobis".
Les fêtes de Noël s'achèvent. Vous avez sûrement célébré l'avènement tant attendu, dressé les tables et vos cadeaux surprises ont fait un effet boeuf. Et nul doute que touché par la grâce, Santa was close to you.
Après avoir buché comme un forçat durant la hotte saison, à l'image du Père Noël, j'ai quitté la rue de Rennes et le quartier lutin et cheminé vers mon foyer provincial : Auzeville. L'occasion fait le marron : je me suis enflammé et j'en ai profité pour concocter cette petite carte de voeux numérique près du sapin familial.
L'an prochain, fini de vous faire enguirlander. Plus question d'avoir les boules. Allez de l'avent. Un seul mot d'ordre : "En 2014, on ose." Une incitation à voir la vie en rose. Une invitation à ne plus être morose et à bouger.
Une vidéo pour vous remettre en selle, après une année 2013 que certains ont mal vécue. La vie est courte. Profitez de ce qui fait le sel de la vie. Un  amour tendre et complice, l'émotion de deux personnes qui s'engagent, le monde à découvrir  à ses beautés incroyables à contempler, l'art qui console ou qui met de bonne humeur, le sport et la nature qui offrent des sensations fortes, de beaux moments de partage, de fraternité et de solidarité. Un auto-portrait en creux.
Un mash-up de différentes vidéos avec des images tournées ces derniers mois à la Go Pro ou au GH3 aux Etats-Unis, en Suisse, en Italie, au Vanuatu et en France bien entendu. Avec des clin d'oeil, des hommages et un brin de malice aux pays des merveilles.



Et comme il faut bien mettre en pratique ses bonnes résolutions, je pars tutoyer les sommets. Avec Pierre Sellier, François Niot et un rider dont j'ai fait un rapide portrait en images à l'occasion de ses 40 ans en décembre dernier. Nicolas Baranger, sympa toujours prêt à arranger les affaires des uns et des autres mais beaucoup moins à se ranger et s'arranger. Un compagnon adorable qu'on ne va pas mettre en quarantaine si vite puisque les quadras génèrent de la bonne humeur. 





vendredi 26 juillet 2013

Freeride, libre et vivant : petit essai de philosophie du ski. Ma théorie de "l'Aloha spirit".

Flexion, réflexion. Peu de philosophes se sont penché sur la glisse en général et le ski en particulier. Le freeride est une manière d'être au monde et de vivre. Tentative d'explication. A grands recours de photos et de vidéo. Avec le souci d'être simple, concret... Mais en n'oubliant pas de faire appel aux grands penseurs, de Sartre à Bruce Lee en passant par Henri Authier, le père du ski de bosses.



Alaska. Mars 2013. Je m'apprête à faire une nouvelle descente sur les cimes magiques de Haines, un petit village de pêcheurs qui est considéré comme le paradis des skieurs. Mon hélicoptère quitte la zone d'envol et prend la direction des sommets enneigés quand tout à coup, l'appareil change de direction et pique du nez. A l'air décomposé de mon guide et l' agitation du pilote qui se parlent via leurs casques, je sens qu'il se passe quelque chose d'anormal. Je penche la tête vers le hublot et je découvre au loin des taches de couleurs au pied d'une paroi vertigineuse. J'aperçois une silhouette bleue qui gesticule recouverte de sang, un peu plus loin au milieu des blocs de glace, je devine un snowboarder, hagard bougeant les bras, la tête tuméfié, le bassin complètement désaxé. Une vision apocalyptique. Il y a des skis, des batôns, des pierres un peu partout. Je lève les yeux et je commence à comprendre. Une corniche vient de s'écrouler, emportant le groupe qui nous précède. Les riders qui étaient en train de mettre leurs planches au bord du vide ont dévissé rebondissant de rocher en rocher  sur plusieurs centaines de mètres. Il s'agit de faire vite. L'hélicoptère se rapproche de la face qui est partie pour voir où sont les victimes. Et là, je vois un corps allongé. Enfin. Je distingue entre les paquets de neige compacte une paire de chaussures, un pantalon gris, une veste orange. Pas de doute : c'est Christian. Le pilote le survole une dizaine de secondes. Les pales tournent à quelques mètres de lui.  Mais rien n'y fait. Malgré le bruit du rotor, les bourrasques projetées, il ne bouge pas. Il ne bougera plus. L'horreur. Il git sans vie, les cervicales cassées. Mort presque sous mes yeux en pratiquant sa passion.

Christian Cabanilla photographié par son ami Cédric Bernardini
Guide depuis une dizaine de métier, il s'était pourtant fait déposer sur une zone de dépose légèrement en surplomb, un endroit qu'il connaissait bien, très prisé des amateurs de pentes raides. Le choc, vingt minutes avant, tout sourire, nous envoyions  de grosses gerbes de poudreuse devant l'objectif d'un ami photographe  et il s'était assuré au cours d'une pause qu'il n'y avait pas de risque d'avalanche en faisant un relévé nivologique avec deux de ses collègues.

Christian Cabanilla snowboardeur accompli et guide par Cédric Bernardini
Trois semaines plus tard, rentré à Paris, je reçois un coup de fil m'annonçant qu'un ami était tombé dans une crevasse à La Grave au milieu des "Pans de rideau", une des voies les plus engagées des Hautes-Alpes. Et que quelques instants plus tard, sous le coup de l'émotion et de la surprise, une professionnelle, pisteur dans les Pyrénées, qu'il avait amené avec lui, avait perdu l'équilibre s'écrasant plusieurs centaines de mètres plus bas. Une chute terrible puisqu'elle avait ricoché tel un pantin désarticulé au milieu des séracs, volant au dessus des barres rocheuses la tête la première. Heureusement cette fois, plus de peur que de mal, les deux s'en sortant avec de très légères blessures.

Les pièges des glaciers en dessous de La Grave
Photo Jean Marc Paillous
Face à telles expériences, on touche du doigt les limites de la passion et on se dit "Quel sens cela a tout cela ?" Après le temps des banalités d'usage, "il est mort en faisant sa passion, dans les montagnes qu'il aimait", seul dans chambre, à l'autre bout du monde, sous le choc, on s'interroge :  "A quoi cela rime ? Est-ce que cela en vaut la peine ?" Pourquoi continuer à partir tous les week-ends à la montagne malgré les blessures, les avalanches, les disparitions? Pourquoi pratiquer le freeride autrement dit le "hors piste" pour reprendre une expression en vogue dans les  années 70 alors que par nature, ce sport comporte une part d'imprévus ? Pourquoi persévérer  à envoyer de grandes courbes, sauter sur des barres alors qu'on a 39 de fièvre et à l'arrivée  se  transformer en Schroumpf couvert de bleus et d'hématomes?  Oui, pour quelles raisons finalement je skie ? Oui pourquoi ?

Un petit bleu souvenir d'Engelberg en Suisse
"Par plaisir" " ou "parce qu'il n'y a pas mieux que de grands paysages pour se changer les idées" direz-vous.  Les motivations sont peut-être plus subtiles.J'aurais tendance à penser qu'à travers la glisse, on éprouve la sensation d'être libre. Mieux encore, d'être pleinement vivant, et assurément humain.

Didi Haase sur le glacier de la Girose au pied de la Meije.
Photo Jean-Marc Paillous

Qui dit "free ride" dit liberté ? Evoluer en montagne pour se griser d'émotions fortes est "un luxe" dans le sens où c'est un acte gratuit, complètement inutile. Cette activité ne relève pas d'une obligation : on ne s'y livre pas pour nourrir une famille ni la protéger. Ces moments privilégiés de joie ne participent ni à l'harmonie entre les peuples, ni à l'intérêt général.
Il ne viendrait pas à individu sensé, doué de raison, de monter sur le versant le plus escarpé d'une montagne pour revenir le plus rapidement possible à son point de départ. D'habitude, un montagnard qui voudrait transporter des rondins de bois l'hiver va naturellement chercher à s'économiser et emprunter le passage le plus rapide. S'il s'écarte du chemin le plus facile, c'est souvent pour cueillir des fruits, ramasser des champignons  ou traquer un animal. Avec le ski dit alpin, rien de tel, son but est purement ludique. On ne pratique un sport de glisse pour obtenir quelque chose, c 'est une fin en soi... Le mot sport puise son étymologie dans le vieux français "desport", se divertir : c'est ce coté éminemment superflu qui le rend si important dans notre existence.
Il ne répond pas à une nécessité. Même chez les pros. Pour avoir côtoyé des champions de haut niveau, ils ne courent pas les compétitions pour le cachet mais par challenge. Chez eux, le goût du jeu, du défi , des moments partagés entre amis prime sur l'argent qu'ils pourraient remporter.

Julien Lopez, coureur sur le circuit pro depuis des années, ici, en Argentine 
C'est en ce sens que c'est une activité purement humaine. Contrairement à la plupart des animaux qui suivent leurs instincts et ce que la nature les pousse à faire pour survivre. Bien des skieurs y compris dans un snow park confessent être heureux à la neige parce qu'ils sont "libres de faire ce qu'ils veulent, d'improviser un mouvement, de faire ce qui leur passe par la tête". "Libres de faire n'importe quoi". Comme faire un saut périlleux avec le pantalon au niveau des genoux. Libres de faire quelque chose d'absurde. Dénué de sens.

Chute de ski après un saut  à Chamonix. Le freeride, à ses risques et périls.
Photo Jean Marc Paillous
Opter pour telle ou telle manoeuvre sur un jump ne relève que de son propre choix, de son libre arbitre. De sa propre responsabilité. Comme celle de prendre ou non le risque de s'écraser le nez dans la neige. Et de faire rire l'assistance.
Il n'y a pas d'arrière-pensées chez les riders. Alors que de nombreux sportifs pratiquent une discipline sportive pour soigner leur apparence physique ou pousser leurs limites pour entretenir leur endurance, les amateurs de glisse affirment qu'ils cherchent avant tout à "s'amuser", à ressentir "des sensations fortes", à se sentir vivants. De fait, ils mobilisent chaque parcelle de leurs corps. Tous leurs sens sont éveillés.
 Les yeux qui se portent le plus loin possible pour bien anticiper les virages et les dangers à venir. Les pupilles qui se transforment lorsque le soleil vient dorer les reliefs et que les versants recouverts de la poudreuse du matin brillent de mille feux comme d'immenses champs de paillettes.

Une neige brillante comme les reflets de soleil sur le mica, un champ d'étincelles.
L'odorat est aussi mis à contribution comme lorsque l'on hume à la fin d'un itinéraire les arômes de foin coupé ou la fumée d'une buche qui se consume dans une cheminée annonçant un village ou des granges.
Le toucher lorsque l'on étudie machinalement la neige avant de partir dans une voie exposée aux avalanches et qu'on touche des flocons avec la pulpe de ses doigts pour observer leurs textures, leurs formes ou deviner leur température.
L'ouïe enfin pour écouter le feulement de la poudreuse qui s'envole, le raclement des carres sur la glace bleue, le craquement d'une plaque à vent, autant d'informations précieuses pour adapter ses trajectoires et sa vitesse.
Dans l'ensemble, la plupart des muscles sont sollicités, même les zygomatiques car mieux vaut sourire, être relâché, respirer calmement pour réussir de bons runs et coller au relief. "Il y a trois choses qu'il faut absolument retenir pour être à l'aise pour rider" à coutume de dire Didi Hasse à ses stagiaires après les avoir conseillé sur leurs attitudes :  "le smile, le smile et le smile".

Didi Haase à La Grave dans les Trifides.
Ce n'est pas pour rien que certains disent se sentir bien en altitude car ils vivent au diapason de leur corps, de leur respiration. Des sensations que nous oublions de plus en plus pour être accrochés à un bureau, connectés du matin au soir. Une explication simple à ce phénomène : l'hypophyse génère au bout de 30 minutes des endorphines, une hormone proche de la morphine qui donne une sensation de bien être, de détente, un rayonnement qui irradie aussi après l'acte sexuel. Les coureurs de fond connaissent bien ce sentiment d'apaisement, de plaisir qui naît après quelques foulées. De la même manière qu'un bébé se calme en quelques minutes lorsqu'il est bercé dans les bras de sa mère, balancé d'avant en arrière, le sportif se décontracte sous l'effet de cette substance que l'on sécrète naturellement. Tout au long d'une journée de ride, les athlètes sont sous l'effet de cette drogue, d'autant plus que leur activité intense est riche en adrénaline. Bien dans leur tête, bien dans leur corps. Ce qui explique qu'il cherche à prolonger le plus possible ces instants de bonheur.

Nicolas Baranger amorçant un saut aux Grands-Montets. 
"Il n'y a pas mieux pour renouer avec l'essentiel, s'évader ou oublier ses soucis". Parmi les autres arguments avancés par les amoureux de la glisse la formule être en harmonie avec la nature revient régulièrement. Vivre au rythme des saisons. Mais plus encore ne faire qu'un avec le relief. Henri Authier, le père du ski du "hot-dog" répétait à tous ceux qui suivaient ses cours que pour bien passer entre les bosses, il fallait se muer en une gouttelette qui descendrait de la montagne et qui épouserait les mouvements de terrain. Une goutte qui se faufilerait tout en douceur entre les bosses. Une métaphore  pour signifier que pour rester zen dans les bosses, il convient de ne pas forcer mais de jouer sur la fluidité : profiter de la montée d'une bosse pour faire un contre virage et se ralentir ou de sa pente pour se relancer. Ne pas lutter, laisser filer, jouer avec les obstacles pour contrôler sa vitesse. Ne pas vouloir se battre et se crisper. Au contraire rester le plus sobre possible avec le haut du corps et absorber les à-coups  avec les jambes. Une image que n'aurait pas renier "le grand penseur chinois", Bruce Lee, qui disait à Pierre Berton en 1971: "Vide ton esprit. Sois sans forme, informe, comme l’eau. Vous mettez l’eau dans une tasse, elle devient la tasse. Vous mettez l’eau dans une bouteille, elle devient la bouteille. Vous mettez l’eau dans une théière, elle devient une théière. L’eau peut couler ou elle peut tout fracasser sur son passage. Sois de l’eau mon ami."


Le ski,  relâchement, lâcher prise. Une bonne énergie.
Un peu comme dans la philosophie zen, le ski est une école du lâcher prise, un moment où on oublie les contingences du quotidien, un instant de grâce qui permet de se recentrer et de se retrouver. Laisser de coté les grincheux et les petits tracas de la vie pour revenir à l'essentiel, à ce que l'on apprécie, à ce qui au fond nous fait vibrer, la glisse. J'appelle cela "l'aloha spirit" en souvenir des discours d'accueil plein de bienveillance des surfeurs hawaïens.
Se laisser aller. Lâcher prise. Oublier les "quand dira-t-on". S'accepter. Accepter sa morphologie, son poids. Faire d'une légère surcharge pondérale un atout par exemple. "En descente, plus on est lourd, plus on va vite".
Ne pas penser aux erreurs avant d'entreprendre. Se focaliser sur les risques de chutes quand on est dans une pente dangereuse est le meilleur moyen de crisper, d'être dans la retenue, de ne plus skier naturellement et du coup de tomber. S'imaginer les conséquences d'une catastrophe, les reproches de son épouse ou les conséquences sur la vie de ses enfants concourt uniquement à se bloquer et y aller tout droit. Le mieux est de se concentrer sur les gestes à réaliser, sur ce que l'on sait faire, sur ses qualités propres et s'exprimer  en extériorisant tout ce que l'on a en soi.
(Des préceptes qui transposés à la vie quotidienne peuvent aussi faire le plus grand bien et apporter santé, sérénité et succès.)

Thierry Schoen tranquille au Kamchatka photo Jean-Marc Paillous
Si le freeride, la glisse en général ont un petit plus de grisant, c'est qu'ils donnent le sentiment de devenir maître de l'espace et du temps.
La maîtrise de l'espace tout d'abord. Les sens sont en éveil en particulier la vue. Comme en roller dans la rue, en snowboard ou en ski, pour aller loin, il faut regarder au loin. Se désintéresser de ce que l'on a sous le nez et imaginer les quatre ou cinq prochains virages en fonction de ce que l'on percoit du paysage. C'est à dire, deviner les endroits où peuvent se cacher les pièges, noter les différences de neige ou de lumière. Bref, se fixer un cap en notant les sources d'erreur possible pour mieux les contourner. Et gérer ensuite son énergie pour y arriver. Inutile alors d'avoir peur de l'obstacle qui ne va pas manquer de se présenter puisqu'on a déjà anticipé les solutions et adapté sa vitesse à sa trajectoire. Une gestion du temps qui découle de la ligne qu'on s'est fixé après avoir balayé le champ des possibles.
Garder la ligne en Sibérie, c'est possible.
Chacun règle sa vitesse en fonction de sa corpulence. La pleine possession son corps et donc de la technique ainsi qu'une bonne lecture du terrain débouchent sur une claire appréhension du temps passé entre un point A et un point B, le départ et l'arrivée d'un "run". Il y a dans ce contrôle un coté démiurge.  Pour reprendre une image existentialiste, je fais exister le paysage en fonction de ma vitesse de déplacement. Selon que j'aille vite ou non, je lui donne une réalité différente.(Décryptage. "La Provence vue à pied, en auto, en chemin de fer, à bicyclette, offre des visage différents selon que Béziers est à une heure, à une matinée, à deux jours de Narbonne, c'est à dire que Narbonne s'isole et se pose pour soi avec ses environs ou qu'elle constitue un groupe cohérent avec Béziers ou Sète. Dans ce dernier cas, le rapport à la mer est directement accessible à l'intuition, dans l'autre il est nié, il ne peut faire l'objet que d'un pur concept. )

La notion d'espace au Kamchatka. Photo Jean-Marc Paillous
En glissant, par le déplacement de nos corps, l'appréhension des vallons dans nos champs visuels, nous appréhendons le monde à notre façon.  En contrôlant notre vitesse, nous gérons les distances et le temps à notre guise.
Parfois au point de se sentir tout puissant. Aux Etats-Unis, au basket, au volley ou au tennis quand un sportif est en état de grâce on dit qu'il est "in the zone", tous ses gestes sont calibrés et réussis au millimètre près. Quand les conditions sont réunies : poudreuse abondante, visibilité, pente, que j'ai de  bons skis aux pieds, j'ai l'impression que rien ne peut m'arriver, je suis en apesanteur, je vais réussir tout ce que je vais tenter. Les danseurs de flamenco et les matadors de taureaux parlent du "duende", une évidence qui s'impose à eux lorsqu'après avoir répété infiniment leurs gestes, ils entrent en scène pour goûter enfin aux moments magiques dont ils ont longtemps rêvé.
Rider au Kamchatka. Ne faire plus qu'un avec les éléments, avec la neige. 
Outre un sentiment de maitrise du temps, de l'espace, la glisse a parfois été interprétée comme une maîtrise éphémère de la nature.
Cette formule un peu prétentieuse pourrait être perçue comme irrespectueuse de la montagne ou de la mer. Mais une chose est sûre : les sports de glisse en pleine nature favorise l'expression de la personnalité de ceux qui s'y adonnent. Les plus timides, les plus réservés peuvent s'y révéler. Un adage dit qu'une fois la technique acquise,  "on skie comme on est". Certains sont prudents, d'autres sont  têtes brulées.  Il y a les esthètes, les pragmatiques qui privilégient la sécurité et l'efficacité.
Pour certains skieurs, la recherche esthétique prime. Photo Jean-Mac Paillous
En freeride,  quand des experts s'affrontent en compétition, ils sont notés moins sur leur rapidité, la virtuosité de leurs sauts que sur la beauté, la fluidité, la sécurité de la ligne qu'ils ont trouvé sur une face. Certains tissent parfois des allégories faciles avec l'univers de la politique ou du management. Je préfère y voir des parallèles avec la musique. Tout le monde à la même partition, mais chaque artiste l'interprète à sa manière. Même si on peut déceler des écoles française, très propre, ou russe, très expressive, chacun à son style. Il n'y a pas deux skieurs identiques. Il y aura ceux très légers qui vont miser sur leur mobilité et leur réactivité pour survoler la neige et ceux plus puissants qui feront moins de virages et qui motivés seront plus radicaux. Il aura ceux qui seront tout en contrôle quand leurs amis seront dans la souplesse et la fluidité.
A chacun sa manière de s'exprimer.
Exemple en Argentine à Las Lenas.
Le ski est un terrain d'expression où les individus peuvent se livrer et devenir eux mêmes. Être ou ne pas être telle est la question... Dans une société en perte de repères où chacun cherche son identité, le ski répond pour partie à cette quête fondamentale. Au point de devenir un impératif pour les aficionados.  "Ski, just ski. Be, just be". Chose très peu connue, Jean-Paul Sartre a réfléchi sur la glisse, sur "le glissement" écrivait-il en 1943 dans l'Etre et le Néant. ( éditions tel chez Gallimard)
 "La neige qui s'enfonçait sous mon poids lorsque je marchais, qui fondait en eau quand je tentais de la prendre, se solidifie tout à coup sous l'action de la vitesse : elle me porte. Ce n'est pas que j'ai perdu de vue sa légèreté... Bien au contraire : c'est précisément cette légèreté, cette évanescence, cette secrète liquidité qui me portent, c'est à dire qui se condensent et se fondent pour me porter. C'est que j'ai avec elle un rapport d'appropriation spécial : le glissement.

Nicolas Baranger à Serrechevalier Photo Jean-Marc Paillous
Glisser, c'est l'opposé de s'enraciner. La racine est déjà à moitié assimilée à la terre qui la nourrit.... Le glissement au contraire réalise une unité matérielle en profondeur sans pénétrer plus loin que la surface : il est comme un maître redouté qui n' a pas besoin d'insister ni d'élever le ton pour être obéi. Admirable image de la puissance. De là, le fameux conseil : "Glissez, mortels, n'appuyez pas" , qui ne signifie pas "Demeurez superficiels, n'approfondissez pas" mais "Réalisez des synthèses en profondeur,  sans vous compromettre". Et précisément le glissement est appropriation car la synthèse du soutènement réalisée par la vitesse n'est valable que pour le glisseur et dans le temps même qu'il glisse. La solidité de la neige n'est valable que pour moi, n'est sensible qu'à moi ; c'est un secret qu'elle livre à moi seul et qui déjà n'est plus vrai, derrière moi".
Nicolas Baranger en télémark à Val D'isère Photo Jean-Marc Paillous
Pas sûr que Sartre ait trop fréquenté les stations de ski, il se référait surtout à ce que Simone de Beauvoir lui avait raconté de ses escapades avec Lieris à Megève mais cet univers, la communion personnelle avec les éléments que l'on expérimente en descendant une pente l' a visiblement inspiré.
"Le glissement", (comprendre la glisse), réalise donc une relation strictement individuelle avec la matière, une relation historique, elle se rassemble et se solidifie pour me porter et retombe pâmée, en son éparpillement, derrière moi... Ainsi ai-je réalisé pour moi l'unique par mon passage. Lidéal du glissement sera donc un glissement qui ne laisse pas de trace : le glissement sur l'eau....De là la déception légère qui nous prend toujours lorsque nous regardons derrière nous les empreintes que nos skis ont laissé  : comme cela serait mieux, si elle se reformait  sur notre passage. Ainsi le glissement apparaît assimilable à une création continuée  ; la vitesse, comparable à la conscience et symbolisant la conscience, fait naître, tant qu'elle dure, une qualité profonde qui ne demeure qu'autant que la vitesse existe."
Belles traces de ski dans la neige à Verbier. 
Pour résumer et faire simple pour ceux qui auraient tenu jusqu'à la fin de ces deux paragraphes : en skiant, je crée, je donne vie et sens à la neige qui si je la prends dans les doigts va fondre instantanément. Une création, un sentiment égoïste et éphémère. Un ressenti unique et immortel qui donne sens à ma vie. A chaque fois que je skie, cette magie opère, la neige profonde et fragile me soutient... Je me suis approprié le temps d'une descente cet élément liquide et insaisissable. J'existe par cette transformation... Une expérience qui est proche pour le philosophe de la création artistique. Et cela vaut pour le ski, le snowboard, le ski nautique, le kite ou le surf.
Alaska : des sentiments grisants, égoistes.  
"Un aspect capital des sports de plein air, c'est la conquête de ces masses énormes d'eau, de terre et d'air qui semblent à priori, indomptables et inutilisables ; et en chaque cas, il s'agit de posséder non pas l'élément pour lui-même mais le type d'existence en-soi qui s'exprime par le moyen de cet élément là."
Le freeride répond à notre besoin absolu d'exister. Face à la question de la mort, c'est un moyen de se sentir vivant. Fragile et pleinement humain.
Il y a quelque chose d'extrêmement intime dans cette approche. Skier dans de la poudreuse, c'est un peu comme caresser un être aimé alangui. Le penseur germanopratin en son temps, n'était pas loin de faire une analogie, entre la peau blanche et lisse sur laquelle la main glisse et ce type de sport de plein air. "La possession charnelle nous offre l'image irritante et séduisante d'un corps perpétuellement possédé et perpétuellement neuf, sur lequel la possession ne laisse aucune trace... Ce qui est lisse, peut se prendre et se tâter, et n'en demeure pas moins impénétrable, n'en fuit pas moins sous la caresse appropriative, comme l'eau.... En même temps, le rêve de l'amant est bien de s'identifier à l'objet aimé tout en lui gardant son individualité : que l'autre soit moi sans cesser d'être un autre."

Pub historique de Rossignol sur la sensualité et le ski. 
Sourires à la Pointe Perse à Val D'Isère. Photo N.Baranger


Le caractère sensuel du ski est évident. Ne faire plus qu'un avec la neige qui recouvre la montagne et respirer en harmonie avec la nature. C'est presque comme faire l'amour, on cale ses caresses sur les courbes de sa fiancée. On avance tantôt lentement, tantôt rapidement, on joue, on va, on vient, entre de petits riens, la respiration s'accélère. Le plaisir et la communion sont intenses. Chaque seconde devient inoubliable.


Pourquoi risquer de périr et  retourner dans des endroits périlleux malgré les mises en garde ? Difficile de répondre.
Certains après la lecture de cet article, répondront en pensant au coté sensuel de la glisse, au coté addictif des endorphines qui agissent comme une drogue que la montagne est comme une maitresse. On a beau savoir la liaison dangereuse : elle est capiteuse et  inévitablement on y retourne. "Addicts". Quitte à se brûler les doigts et à se perdre.



Mon approche est plus fine. Je résumerais mon propos en disant que pour ceux qui y sont accros, le ski est plus qu'un hobby. Ce sport offre une grille de lecture pour appréhender le monde, une manière d'être au monde, de vivre. C'est pourquoi, même quand l'hiver est passé, ils gardent cette passion ancrée en eux et cultivent le lâcher prise, la décontraction, forts des expériences intenses qu'ils ont vécues et convaincus de pouvoir en vivre d'autres dans un univers qu'ils aiment. Un moment inévitable, une perspective rassurante. Entre temps, le reste a peu d'importance, il n' y pas de quoi dépenser son énergie en perdre son temps en s'énervant.
Beaucoup pensent que mieux vaut mourir plutôt de vivre une vie sans relief. Je n'en suis pas loin. Ma devise n'est-elle pas "l'épique ou rien"?

Skier en Sibérie : des sommets des volcans au sable du Pacifique.





vendredi 28 juin 2013

Le Krakatau en Indonésie : un volcan haut en couleurs. Une aventure hors du commun.



Ah ! les volcans ! J’avais entendu parler de leur force, de leur beauté, de leur chaleur hallucinante. Mais je n’en avais jamais vraiment vu en activité. Ce n’était pas faute d’avoir essayé. J’avais été en Equateur pour voir le Cotopaxi qu’on m’ avait présenté comme un des plus beaux volcans du monde et j’étais revenu bredouille. Après des jours de voyage, des heures et des heures d’ascension j’avais manqué malgré mon piolet et mes crampons de me faire emporter par une tempête de neige et il s’en était fallu de peu que je ne me transforme en statue de glace… Moins 30° Celsius, un vent à décorner les vaches, jour blanc. La seule chose que j’avais vu du glacier sommital était une toute petite borne jaune sur laquelle était inscrit un nombre : 5897 mètres. Bref, j’avais découvert cette superbe caldeira, ce cône parfait recouvert de neige sur le revers de cartes postales que j’avais envoyé d’Amérique centrale. Une déception . 


Quelques années plus tard, à presque 40 ans, j’avais été retenté par le démon. Pour le coup, j’avais choisi la facilité : un volcan tout le temps en activité, dans un pays chaud, déversant du matin au soir de la lave rouge incandescente. L’ Arenal au Costa Rica. Impossible de le louper. Et pourtant j’avais réussi le tour de force de passer à côté de l’immanquable ! Deux jours spécialement sur place et à l'arrivée, rien, pas une lueur. J’avais entendu des explosions, des craquements, des sifflements. Mais le seul spectacle que j’avais pu percevoir était une purée de poids, une superbe couronne de nuage. Dommage, il est pas mal, lui aussi, sur les cartes postales. Rouge, étincelant, en un mot : séduisant. 




Je me tenais pour maudit. J’avais fini par me faire une raison. Alors en partant en Indonésie, zone de forte activité sismique je ne m'attendais pas grand chose. Je partais pour contempler les célèbres rizières en terrasses de Bali, m’intéresser à la protection des derniers orang-outangs de Sumatra et m’enthousiasmer devant les temples hindouistes de Java. Mais pour les volcans, on verrait bien. Je partais certes dans les traces de Guy de Saint-Cyr, un volcanologue confirmé mais j’avais appris avec  le temps à ne pas trop m’enflammer. 







Alors sur le bateau qui me menait de Carita au Krakatau, je laissais les autres parler. C’était un des volcans les plus actifs, un des plus meurtriers aussi : 40 000 personnes décédées d’un coup. Une légende : en 1883, lorsqu’il avait explosé, le ciel s’était obscurci à 200 km à la ronde, la détonation avait été entendue jusqu’en Australie, à 5000 km du cratère et il avait déclenché un raz de marée énorme avec des vagues de 40 mètres de haut. Impressionnant, mais c’était le passé. On allait bien voir. Au pire, ce serait une ballade sur un îlot perdu avec des pécheurs souriants. Avec sur le chemin, des varans, de serpents des mers voire des serpents volants. 





Au bout de trois heures de navigation en pleine mer, comme la plupart des passagers, je somnole sur le pont. Tout à coup, des cris lancés depuis une embarcation me sortent de ma torpeur. Des pêcheurs nous hèlent chaleureusement. Ils s’activent à remonter des filets bien remplis. Curieux, me dis-je. Nous sommes en pleine mer. Pourquoi donc venir si loin des côtes pour pêcher ? Un oiseau blanc passe et je comprends soudain. Au loin, des ombres apparaissent. Plus hautes que ce que j’imaginais, des parois abruptes sortent de l’eau. Une première île, souvenir de la première très grosse explosion du Krakatau. Puis deux autres, moins spectaculaires et un peu cachées, datant d’éruptions plus récentes se dessinent sur l’horizon. 


Notre pilote nous dit que quelques jours plus tôt, une énorme explosion avait salué son passage à proximité, refroidissant les ardeurs des visiteurs. Par précaution, on mouille à quelques encablures de la côte du cratère principal, histoire de manger quelques poissons frais cuisinés par l’équipage et apprécier la vitalité du volcan. Fatigué des odeurs de fioul et de piments, je vais tranquillement déguster mon plat à la poupe du bateau. Au calme. J’écoute le clapotis des vagues, et je profite de la chaleur du soleil. Tout à coup, un grand bruit me fait sursauter. Dans un mouvement réflexe, je manque de renverser mon assiette. Tout le monde se précipite à l’avant du pont. Du cône sort une grande colonne de fumée. Noire puis gris pâle. Un panache qui monte bien à 600 mètres de haut. Spectaculaire. 

La où le ciel était bleu, le paysage s’assombrit. Cela dure 30 secondes environ. Mes compagnons de voyage sont debouts. Ils prennent des photos pour immortaliser cette première rencontre. Le volcan est là. Bien là. Actif. Les commentaires enthousiastes fusent. A peine le temps de s’exclamer, que de toutes petites poussières noires se mettent à tomber du ciel. Une fine pluie de lave. Les bancs et les bâches blanches du bateau sont rapidement recouverts d’une pellicule anthracite d’un demi centimètre. Nous nous regardons hilares. Le vent a rabattu le nuage vers nous et nos visages sont badigeonnés de cendres. 


La décision est prise de contourner l’île et de débarquer dans un endroit sûr, à l’abri des projections. Nous sautons du bateau. La plage est noire : il fallait s’y attendre.



L’endroit ressemble à l’île de Robinson. Des arbres verdoyants, une petite cabane construite sur le sable et des crabes aux couleurs insolites. A une exception, une grande pancarte barrée d’un avertissement. Danger. Interdiction de séjourner sans autorisation. Pas de quoi cependant nous arrêter. Nous nous coiffons d’un casque, prenons nos appareils. Et c’est parti. Direction le sommet. 




La forêt est épaisse. Délicat de se frayer un chemin. Il faut dire que l’endroit n’est pas très fréquenté. Nous nous élevons au milieu des fougères et des arbustes. Peu à peu, la végétation se fait plus rare. Le paysage devient lunaire. Le sol est sablonneux. La pente se fait plus raide approchant parfois les 35 degrés. Nous nous enfonçons, nos pas se font plus lents. Le souffle plus court. Nous montons en silence jusqu’à un petit replat d’où nous pouvons apercevoir distinctement le cône. Guy, qui connaît bien l’endroit pour le fréquenter depuis près de 30 ans, nous montre de grandes combes creusées par les dernières coulées de lave qui ont dévalé jusqu’à la mer. Nous le suivons sur le contrefort du cratère jusqu’à l’observatoire censé envoyer les relevés de secousses telluriques et donner l’alerte. Cela se passe de commentaires. Il ne reste plus rien. Les planches gisent éparpillées, écrasées par d’énormes blocs de pierre. Les panneaux solaires sont éventrés, les machines complètement détruites. 






Nous asseyons sur une crête quelques mètres en contrebas. Un promontoire bien placé d’où l’on peut observer les soubresauts de l’Anak Krakatau, le fils du Krakatau, comme il est surnommé par les Indonésiens. Pas besoin d’attendre trop, le volcan se réveille par intermittence. Toutes les heures environ, un craquement se fait entendre, des centaines de roches en fusion sortent d’un coup et d’épaisses fumées sombres s’élèvent. Nous sommes à peine installés qu’une première fumée sombre monte, suivi d’une forte explosion qui projette en l’air des centaines de blocs de taille conséquente. Des mini-bombes qui retombent aussi sec dans un bruit sourd, puis qui rebondissent sur les parois du cratère. Etonnant. 



Appareils photographiques sur pieds, nous attendons les suivantes. Gérard Plancheneault, le photographe du groupe, formidable pédagogue, donne des conseils à Guy. Temps de pose, sensibilité, vitesse, tout y passe… Il n’ a pas le temps de finir son briefing qu’une autre éruption se déclenche. Clichés en rafale. On y est. L’ambiance est des plus excitantes. Il est rare de se retrouver dans pareil univers. Sur un îlot loin de tout. Avec un volcan actif connu dans le monde entier à moins de deux cent mètres face à nous et dans le dos le célèbre Détroit de Sonde. Le soleil commence à décliner et la mer se pare de superbes couleurs. A nos pieds, on découvre une jolie hanse arborée vert clair qui tranche avec le bleu des flots. Et plus loin, un morceau de l’ancien Krakatau qui sort de l’eau comme une cathédrale. La lumière dorée du coucher du soleil rend le décor magique, irradiant les visages tournés vers le sommet. 


Gérard Plancheneault et son Nikon. 


Tout est calme. Personne ne parle. On entend juste les oiseaux. Jusqu’au moment où une nouvelle explosion fait trembler le sol. Tous les yeux se fixent vers le volcan. Un haut panache se découpe en ombre chinoise sur le ciel dégagé. Et comme par chance, aucun nuage ne vient masquer les pentes du cône, ses lignes régulières se détachent nettement. Une noble silhouette surplombée de volutes sombres qui montent calmement. 




Le jour tombe petit à petit. Chacun se calle contre un rocher et se couvre chaudement en prévision de la longue nuit qui s’annonce. Pierre, notre chercheur, géologue motivé et oenophile à ses heures, sort une bouteille d’apéritif. Les verres passent. Les corps se réchauffent et les langues se délient. On commente avec passion les premières irruptions quand là le cratère se met à rayonner. Avec le noir, on perçoit moins les fumerolles, mais les bombes sont plus visibles. 



Parfois jaunes, le plus souvent rougeoyantes. Au contact de l’air, les scories changent de teinte. Le fer contenu dans la lave chaude s’oxyde et devient rouge. Du coup, les flancs se strient de lignes orangées chaque fois que les blocs en fusion rebondissent. Enfin, je touche ce que je suis venu chercher. Des gerbes de feu qui jaillissent. Une fontaine qui brille de multiples scintillements. 


La mise en bouche nous a donné envie. Il faut juste s’armer de patience. Une heure. Une heure à discuter, à regarder les étoiles, à rêver. Mais quelle joie lorsqu’ une nouvelle explosion se fait entendre. Pas de coulée comme j’aurais pu l’imaginer, juste des projections. Et quelles projections ! Autant à la tombée de la nuit, on devinait des lueurs rouges grosses comme des mégots de cigarettes, autant on aperçoit maintenant de belles lignes orangées. Pendant vingt ou trente secondes, les blocs écarlates sortent à toute vitesse. Et retombent sur le sol après être montés à plus de cent de mètres de haut. Beau spectacle. Surtout que les pierres dévalent sur le flanc du cône, ricochant tous les dix mètres. 

Une fois, deux fois, trois fois. A chaque fois, la même sensation. La fascination de sentir le pouls de la planète, de l’entendre respirer. De la sentir vivre. De ne plus compter le temps en journées ou en années mais d’imaginer la Terre sur des milliers d’années. Une toute autre dimension. En regardant les gerbes surgir à intervalle régulier, on a le sentiment de plonger au plus profond de notre histoire. 





Une longue nuit commence. Rythmée par les explosions. D’heure en heure, de nouveaux détails apparaissent. L’orientation des projections change. Après les avoir contemplées de profil, assez loin, elles se rapprochent. Imperceptiblement, elles se rapprochent et tournent de 10 degrés en 10 degrés. Au fur et à mesure, nous les voyons de face, ce qui les rend plus lumineuses encore. Un changement qui nous remplit d’allégresse car chacune nous apporte son lot de surprises. Sur certaines d’immenses éclairs blancs viennent zébrer le ciel. Des zébrures dignes des soirs d’orage. 


Guy, Gérard et Béatrice, le docteur de la bande, tous amoureux de photos se régalent. C’est à celui qui aura la plus image. Et entre les explosions, ils devisent sur les optiques à grande ouverture, le déplacement des miroirs dans les boîtiers, les temps de pose nécessaires sur les scènes d’action et les vitesses d’obturation des Nikon numériques. Vastes débats. Capable de les maintenir éveillés des heures et d’endormir aussi sûrement les moins technophiles. 



A une heure du matin, l’attention est maximale. A quatre heures du matin, l’intérêt pour ces sujets a tendance à se relâcher. Dès lors, tout est bon pour ne pas fermer les yeux : Ipod, étirements, voire baisers. Quand certains parlent focales, trépieds et déclencheurs, d’autres rigolent en se rappelant les répliques d’OSS 117, le Caire nid d’espions. « - Avant de partir sale espion, fais-moi l’amour !- Non je ne crois pas non...- Pourquoi ?- Pas envie... » « Tu n’es pas seulement un lâche, tu es un traître, comme ta petite taille le laissait deviner. »




Sur ce type de volcan strombolien, la patience finit toujours par payer. A une nuance près : si la moyenne entre deux éruptions est d’une heure, elle varie de 30 minutes à 1 heure 30. Et plus le temps est long entre deux explosions, plus la déflagration est importante. A 4 h 30 du matin, alors que certains piquent du nez, en une fraction de seconde, le ciel devient complètement orange. Un énorme halo entoure le cône sur lequel se découpent des gros blocs de lave. Une gerbe splendide suivie pendant dix secondes du grondement des pierres qui roulent le long de la paroi du Krakatau finissant leur course à nos pieds. Etrange impression. Sitôt les dernières flammèches éteintes, le panache s’efface balayé par le vent et le silence enveloppe à nouveau le sommet indonésien.   


Les photographes sont aux anges. Ils tiennent leur cliché. Reste maintenant à déterminer si l’on va se coucher ou non. Il se fait tard. Ou tôt, c’est selon. Faut-il encore attendre une heure pour voir un spectacle sensiblement identique ? Certains pensent au sac de couchage laissé sur la plage, les autres se disent qu’ils n’ont pas fait le tour du monde rien et conquis par l’ambiance estiment que dans un tel cadre peu importe mérite une nuit blanche. Du coup par solidarité, ne voulant pas priver les plus motivés d’une dernière photo, le petit groupe décide de rester sur place. Chacun parie sur une irruption rapide. Une demi-heure après, rien. Une heure, toujours rien. Une heure et demi, pareil. Ceux qui de toute façon ont abandonné tout espoir d’obtenir une image digne de ce nom avec leur appareil compact digne de ce nom commence à trouver la veille un peu longue. Une heure trois quart, aucun signe d’activité en vue. Deux heures, idem. Une certaine lassitude se lit sur les visages quand soudain, un gros vacarme retentit. Le volcan resté sans vie plus de deux heures se met à cracher des monceaux de roches en fusion à une hauteur incroyable. A peine le temps de régir qu’on entend tout proche le bruit sourd de gros blocs qui s’abattent à quelques mètres de nous. Nous sommes juste en dessous du bombardement. Ni une ni deux, je raccroche la sangle de mon casque et le maintient solidement sur la tête avec mes deux mains. Les impacts redoublent. Ne sachant comment réagir, je recule de quelques pas en arrière pensant m’abriter un peu derrière un gros rocher. Las, une bombe énorme atterrit à trois mètres dans mon dos. J’entends des branches d’arbres casser un peu plus bas dans la pente. La force de projection est énorme. Je ne sais plus que faire. Cela tombe devant, cela tombe derrière. Mon pouls s’affole. Banbam, banbam, banbam… J’avance du coup à toute vitesse me plaçant derrière Guy et je me recroqueville tout en gardant les yeux bien en l’air pour éviter les météorites. Les battements de mon cœur s’accèlèrent. Banbam, banbam, banbam… Une seconde, deux secondes, trois secondes, quatre secondes. Les pierres continuent de rouler et de sauter un peu partout sur les parois. Progressivement, le calme revient. Et je vois les derniers blocs en flammes s’éteindre peu et peu. Emotions. 
L’explosion avait été plus forte que les précédentes et les bouts de lave avait été propulsés bien plus loin que lors des toutes premières éruptions. Le bouchon trop longtemps retenu avait éclaté avec plus de vigueur. Heureusement, la majorité des pierres étaient passées plus à gauche ou au dessus de nous. Après cette dernière secousse très impressionnante, chacun y va de son commentaire. L’effet de surprise avait été total. Personne n’aurait parié sur une telle projection. Jusqu’à présent, les neuf autres explosions s’étaient toutes arrêtées à distance, légèrement sur notre gauche et nul n’avait imaginé être arrosé comme cela. Soulagé, tout le monde sourit, un verre à la main, histoire de reprendre ses esprits. Le jour vient de se lever et l’horizon se dégage. Gérard et Béatrice replient leurs pieds et rangent leurs objectifs tranquillement. Inutile de tenter le diable. Surtout que c’est l’heure de regagner notre embarcation. 


L’un derrière l’autre nous remontons sur la crête de notre promontoire. Guy avance lentement en tête avec sa démarche si particulière. Je ferme la marche. Je regarde en arrière et je tente de graver dans ma mémoire ce cône qui nous aura fait rêver. La lumière du matin est douce. Je sors mon appareil de mon sac espérant secrètement une ultime éruption. Je vais doucement. Dans l’espoir de fixer une dernière fois les feux du cratère, je laisse les plus pressés prendre de l’avance sachant que dans la descente, je les rattraperais sans mal. En retrait du groupe, qui a déjà commencé à plonger vers la plage, je confie mon rêve à Annie. Je lui demande depuis combien de temps, le volcan a retrouvé le silence. « 45 minutes, ce n’est pas la peine d'attendre : on peut oublier » me répond-elle. L’intervalle entre deux explosions étant d’habitude d’une heure, je me résous à prendre une dernière image sans grande originalité avant d’entamer la descente. Mon appareil en main, je lève la tête vers le sommet. Et là je n’en crois pas yeux : une fumerolle sombre commence à poindre. A peine ai-je esquissé un geste du bras pour prendre une photo, qu’un énorme panache anthracite apparaît. Je n’ai même pas le temps de presser sur mon déclencheur, qu’une gigantesque explosion retentit. 



Un énorme champignon rouge sang emplit le ciel. Je ne distingue quasiment plus rien : qu’un nuage écarlate parsemé de gros blocs rouges et noirs qui se dirigent vers moi. Plus question de prendre une photo. Ni une ni deux, je me retourne. Et dans un instinct de survie, me mets à sprinter. Droit dans la pente. Comme jamais. Je tourne juste les yeux pour voir les pierres qui s’abattent tout autour de moi.




Le spectacle d’apocalypse derrière moi n’est pas sans me rappeler les affiches de films de guerre. Celles où l’on voit les héros détaler devant d’immenses boules de feu, avec des balles qui fusent à droite et à gauche. Sauf qu'en l'occurence c’est moi qui cours, qui joue ma peau et que mon nom ne barre pas un placard publicitaire . Il y a des impacts partout sur le sol. Devant moi, c’est la folie. La plupart de mes compagnons sont à terre, Guy leur hurle de lever les yeux, de remettre leur casque. Certains sont tombés. D’autres ont perdu leur sac en route.


 En quelques foulées, je les ai rattrapé et dépassé. Aucune panique en moi, juste une pensée : me mettre hors de portée des bombes. Je saute dans le vide et je fonce comme lors mes plus belles descentes à skis. Je dévale les flancs du promontoire en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire. Je cours avec une seule idée : tracer, tracer : m’éloigner du cratère. Au bout de plusieurs secondes, je sens que le bruit s’atténue. Je ralentis et je souffle. Je n’en reviens pas  mais je suis indemne.
Gérard Plancheneault et Béatrice Serre Kuperberg.


J’ai immédiatement une pensée pour mes compagnons. Vu l’intensité de l’explosion, il est inconcevable qu’ils ne soient pas touchés. Devant moi, il y a des scories partout. Derrière, le spectacle est pire encore. Difficile de distinguer quelque chose. Un épais brouillard gris enveloppe le cône du Krakatau. Je devine juste quelques ombres. Quelques silhouettes pâles. Le nuage se dissipant, j’aperçois Gérard et Béatrice. Complètement couverts de cendres. Ils sont figés. Pareils à deux statues de plâtre. Guy est derrière eux, un peu hagard. Nous nous comptons. Nous sommes tous là ! Sains et saufs. Pas un blessé… Un  miracle ! Notre heure n’avait pas sonnée.


B Serre Kuperberg, G Planchenault et G de Saint Cyr.


L’ambiance est étrange. J’ai l’impression d’évoluer dans du coton. Les bruits sont comme assourdis. Autour de nous, les cendres masquent les contours des reliefs et c’est à peine si l’on perçoît l’immense panache qui continue de surplomber le volcan. A part sur les photos des décombres du 11 septembre, je n’ai jamais vu un tel paysage cataclysmique avec des personnages déambulants hagards sans trop comprendre. 






Nous sommes tous un petit peu sonnés. Déroutés par cette explosion qui nous a tous pris de court. Et heureux d’avoir réchappé à l’expérience la plus forte qui nous ai été donnée de vivre. Il nous faudra quelques minutes pour réaliser. La déflagration avait été sans commune mesure avec celle qui avait précédée, projetant des roches presque jusqu’à la plage. En descendant dans la forêt, nous découvrons des branches cassées par les projectiles et d’impressionnants trous dus à l’impact des blocs de lave. Un d’entre eux fait près d’un mètre de diamètre avec au fond une concrétion de la taille d’un pneu de voiture. Dire qu’on aurait pu être touché : rétrospectivement personne ne fait le malin. Surtout que cinq minutes après la chute, la lave solidifiée est encore chaude. Les conversations sont rares. Il n’ y a rien a dire. Plus ou moins consciemment, nous avons tous le sentiment d’avoir tiré le gros lot au loto.

Nous atteignons tranquillement la plage. Rien n’ a changé sur notre campement. Sans trop parler, nous nous changeons pour nous baigner. L’eau est chaude, réconfortante. Enfin propre, délassé, flottant sur le dos, avec le Krakatau en fond, je revis la scène. Jamais, je n’aurais imaginé me retrouver dans une telle situation. Je me sens plein. Fort. Heureux d’avoir vécu un moment privilégié. D’une intensité rare. Un de ces instants qui marquent une existence. J’étais venu observer la beauté des volcans, j’avais découvert leur force. Leur puissance phénoménale.



 Je pensais au cours de mon voyage me contenter d’un rôle de spectateur passif, touriste hébété par les couleurs chamarrées d’un joyeux feu d’artifice. Rien du tout. J’avais été acteur. J’avais ressenti au plus profond de moi-même des sensations sublimes. Un curieux mélange de peur et d’excitation. J’avais eu de la chance. Mais pas forcément celle que l’on croit. Celle d’avoir participé à une expérience hors du commun. Celle d’avoir touché du doigt un aspect méconnu des volcans, leur démesure, leur violence démoniaque. Et de m’être introduit quelques secondes dans l’intimité de la planète. 





Photos : Jean-Marc Paillous, Gérard Plancheneault, Béatrice Serre Kuperberg et DR